Les Vieilles (pierres) 22

Les Vieilles (pierres) 22

Le Faron des Toulonnais

XI

            Elle voulait pourtant la faire courte ce matin, eh bien c’est raté ! Elle est partie vers 8h, il en est plus de 11 et il lui reste encore du chemin avant la maison. Encouragée par le chien — of course ! —, elle s’est laissée tenter, après avoir nourri les chatons chez Honor, par un sentier inconnu. Serré de près par les rameaux épineux du chêne vert, il serpentait en douceur avec un très faible dénivelé qui lui a permis d’avancer d’un bon pas. Petit à petit, la pente s’est accentuée, la végétation a disparu et elle s’est retrouvée au mitan d’un pierrier instable et noirâtre. Un coup d’œil en arrière lui a suffi pour juger qu’il serait imprudent de revenir sur ses pas ; elle a préféré adopter la politique des jeunes chats couillons qui ne savent pas encore redescendre d’un arbre et elle a poursuivi l’ascension, péniblement, en se maudissant d’être partie en espadrilles. En ce début mars, il fait assez chaud pour qu’elle sente la brûlure des pierres à travers les semelles de corde et elle voit que le chien n’est pas à la fête non plus ; il faudra qu’elle inspecte ses coussinets au retour. A plusieurs reprises, elle se tord les chevilles et glisse en arrière avant de se rétablir comme elle peut, juste avant la chute. Ça n’en finit pas, elle a l’impression que l’inclinaison de l’éboulis flirte maintenant avec la verticale et qu’elle va terminer à quatre pattes. La sueur lui coule dans les yeux et brouille sa vision mais elle a repéré un Fort, loin au-dessus, et elle se dit que si les bidasses casernés là lui offraient un Coca, elle le boirait et avec reconnaissance bien qu’elle déteste le breuvage. Enfin, et juste au moment où elle a le sentiment d’être piégée dans un cauchemar, elle prend pied sur une plate-forme couverte de gravillons. Au bout de quelques pas, elle y découvre, à la place des bidasses attendus, une jeune femme, qui l’a repérée depuis un moment, et le Berger des Pyrénées et ses copains corniauds qu’elle a déjà rencontrés cet hiver. Les chiens se saluent avec la même brutalité enthousiaste que la fois d’avant au milieu de chaises et de guéridons métalliques. C’est la gargote dont elle a entendu parler, ce qui veut dire qu’elle est arrivée au sommet de la colline, à proximité du plus imposant des trois forts qui la coiffent et du seul qui soit encore sous l’autorité de la Marine. Quand elle raconte qu’elle voulait juste faire une petite promenade, la fille lui jette un de ces regards compatissants qu’on réserve aux fadas mais elle lui verse un verre d’eau fraiche et remplit une gamelle pour le chien. Ce n’est pas un mince cadeau à cette altitude où l’eau arrive en citernes livrées par les militaires. Une fois ragaillardis, le chien et elle mettent le cap sur ‘leur’ fort en contrebas, en coupant les virages de la route carrossable qui relie les trois forteresses et permet aux touristes d’admirer la vue panoramique sur la ville et la rade. A partir de là, ils retrouvent leurs repères, passent sur la terrasse de la mémé limonade et retombent sur la piste. Enfin arrivés à bon port, chacun d’eux pare au plus pressé : le chien boit longuement puis range sa queue sous sa truffe afin de s’adonner à une longue sieste réparatrice sous un laurier-tin du jardin ; elle met dans l’eau le gros bouquet de narcisses cueillis tout au long du chemin, mange un morceau de fromage, saute sous la douche et prend le temps d’un café tout en rassemblant ses cours de l’après-midi. Au moment de partir, elle récupère le courrier dans la boite et sent son cœur lui sauter dans la gorge en apercevant l’en-tête d’une étude de notaire à laquelle elle a écrit il y a plus de trois semaines, comme on jette une bouteille à la mer. Ne sachant à qui s’adresser, elle s’était souvenue qu’Honor lui avait un jour — dans les années quatre-vingts, lui semble-t-il — demandé de l’accompagner chez un tabellion (sic) du centre ville auquel elle avait un renseignement à demander. Elle avait oublié la teneur de la conversation, peut-être n’y avait-elle pas assisté, mais en cherchant un peu elle avait retrouvé le nom et l’adresse. Elle était déjà presque en retard, elle la lirait ce soir !

Les vieilles

    « Ho nine, Angèle, vois donc comme c’est beau ! Oui, je sais, tout est beau en ce moment, c’est mars qui veut ça, mais la fleur du cognassier, c’est autre chose, je l’attendais tous les ans avec impatience. Evidemment, c’est un arbre discret à côté des autres fruitiers ; les abricotiers, les brugnons, les pêchers qui se transforment en perruques roses d’un seul coup si bien que tu en salives à l’avance, sauf que la cloque s’y met et macache pour les fruits. Tandis que les fleurs du cognassier c’est modeste : des pétales d’un beige délicat et un air de fragilité qui m’a toujours attendrie. On se demande comment elles peuvent donner naissance à d’aussi grosses choses. Tu te souviens, la première fois qu’il nous a pris l’idée de faire de la pâte de coing, ô pauvre ! Ça nous a demandé des heures pour les faire cuire, pour les tamiser et quand on a eu rajouté des quantités de sucre et qu’il a encore fallu touiller avec une espatule en bois, on a eu beau se casser le poignet, ça a jamais donné la bonne consistance ; on n’en voyait plus le bout, on était empéguées jusqu’aux yeux et, chaque fois qu’on essayait d’en verser dans un moule comme le disait la recette, ça débordait et on empéguait ce qui ne l’était pas encore. Finalement, le dégoût m’a prise et j’ai voulu tout jeter. Bien sûr, tu n’as pas voulu en entendre parler et tu as tout emporté. En tout cas, pour moi, ça a été la première et la dernière fois mais, toi, tu t’es entêtée et tu as bien fait parce que c’est devenu une de tes spécialités et un vrai délice. Tu la coupais en petits carrés que tu enfermais dans un grand bocal en verre et, avec tous tes petits, elle durait jamais longtemps. Il fallait que tu les débarbouilles avant que les mères viennent les chercher et, ces soirs-là, leurs minots avaient plus trop faim pour la soupe mais elles ne t’en voulaient pas parce qu’elles l’aimaient aussi ta pâte de coing et tu leur en mettais toujours un peu de côté.

     Quand j’y pense, entre ta pâte de coing, le nougat qu’Honor faisait tant qu’elle a eu des ruches, et ma confiture de figues, on était trois becs sucrés. On faisait tout ça en septembre, quand les journées sont dorées pareil que des grains de raisin, et ça nous donnait l’impression de mettre de l’été en réserve pour plus tard, de la douceur… Tu te souviens du petit Arabe qui venait me faire le jardin ? Pourquoi il me revient, à cause de ta pâte de coing, je suppose, et de la douceur de septembre… Non, c’est pas vrai, même s’il y a eu un peu de tout ça. C’était le fils d’un harki qui s’était installé avec sa femme dans un cabanon abandonné à la fin de la guerre. On était en 47, il me semble, le gamin devait avoir 17-18 ans. J’avais appris — Ne me demande pas comment — que ses parents avaient des ambitions pour lui et qu’ils ne lui passaient rien. Il travaillait bien à l’école et, pendant les vacances, il trouvait à s’employer à droite à gauche pour les aider un peu mais ça suffisait jamais. Bref, le môme était pas trop heureux. Ma foi, c’était pas mes affaires. Il venait régulièrement, il faisait son travail sans estrambords et il me disait merci quand je lui donnais ses sous ; il était pas bavard et comme moi non plus, on s’entendait bien. Et puis un soir que je rentrais de chez toi justement, avec un gros sachet de tes pâtes de coing, je suis tombé sur lui à l’improviste. Tu me connais, j’ai jamais été du genre à espincher les gens mais on était fin septembre, il y avait eu une chavanne la nuit d’avant, la terre était un peu assouplie et j’étais en espadrilles, ça explique pourquoi il m’a pas entendue arriver dans son dos ; ça et les bruits qu’il faisait. Il était assis par terre, à côté de sa serfouette et des derniers pieds de tomates qu’il avait arrachés, et il suffoquait, il avait l’air de se noyer, de manquer d’air, de s’arracher la poitrine. Quand j’ai compris qu’il pleurait, à gros sanglots secs horribles à entendre, j’ai pas réfléchi, je me suis assise par terre aussi et j’ai passé un bras autour de ses épaules ; que tu comprends, c’était un môme pour moi et je crois que j’avais vaguement dans l’idée de le consoler avec tes sucreries. Il a essayé de se calmer en disant : « Excusez-moi, c’est pas grave, ça va passer » mais aucun mot ne sortait entier, alors je lui ai demandé, tu n’es pas malade au moins ? Il a eu un petit rire qui n’en était pas un : « C’est les parents, Madame, je fais de mon mieux mais c’est jamais assez, jamais. Tenez, ce mois-ci, j’ai fini 2è de la classe au lieu de 1er. Si vous les aviez entendus, la mère surtout : elle s’est mise à gémir que je lui brisais le cœur, que je pensais qu’à m’amuser ; alors que c’est pas vrai, Madame ! Au lycée, les collègues se fichent de moi parce que je veux jamais les accompagner, ils m’accusent d’avoir des oursins dans les poches. Le père lui, il dit rien mais c’est pire ; c’est comme si je devenais transparent et je me sens minable… Vous vous rendez compte, dès ma naissance ils ont pensé qu’à ce que je ferais plus tard, et en France, pas ailleurs, c’est pour ça qu’ils m’ont appelé Maurice. Comme si j’avais une tête à m’appeler Maurice ! Même les profs me font répéter en début d’année : Maurice ? Et le résultat, c’est que je suis Mômo pour tout le monde, pareil que s’ils m’avaient appelé Mohammed ; Il y a de quoi rire, non ?» Les mêmes sanglots secs l’on repris, tellement douloureux à entendre.

( à suivre)

C. Musard