Les Vieilles (pierres) 13

            Le petit portail en bois commence à sérieusement se gauchir, il faudrait qu’elle pense à monter une burette d’huile pour les gonds… Elle tend l’oreille comme si elle pouvait encore entendre Honor éternuer sur la terrasse. Elle était coutumière des éternuements à répétition, en longues séries qui se terminaient en général par un Merde ! retentissant. « Remarque, c’est peut-être grâce à ça que j’ai jamais su ce que c’était d’avoir mal à la tête, va savoir si ça m’aère pas les méninges ! » Toujours est-il que lorsqu’elle l’entendait du portail, elle montait les derniers mètres en comptant très fort à chaque nouvelle explosion : 1, 2, 8, 10 ! et arrivait hilare devant la vieille dame qui regimbait avec bonne humeur : « Tu peux rire, je voudrais t’y voir, c’est épuisant, tu sais ! Un matin — je te parle de longtemps, mon frère travaillait encore — ça m’a prise près du lavoir. Ca n’en finissait plus et, comme de juste, j’avais pas de mouchoir, alors je vois une estrasse sur le fil à linge et, ni une ni deux, j’en déchire un morceau et je me mouche avec bonheur. Là-dessus, je suis rentrée, la journée a passé et pas besoin de te dire que j’ai oublié mes éternuements et le reste. D’autant que, si je me souviens bien, je préparais une soupe au pistou et tu sais que c’est un brave travail. Et puis en fin d’après-midi, je vois mon frère s’amener, l’air un peu gêné aux entournures. Tu sais, Honor, qu’il me fait, je me demande si on n’a pas été cambriolé. — Il te manque un outil ? Non, pas un outil. Une espèce de vêtement que je m’étais fabriqué pour me mettre autour quand je fais ma toilette dans le lavoir… — Un pagne ? Si tu veux. J’avais pris des échantillons de tissus d’ameublement – qu’on en a en pagaille à l’atelier – je les avais cousus ensemble, et je me mettais ça autour des reins pour le cas où quelqu’un… Et je le laissais sur le fil d’une semaine l’autre. Et ce soir… — Il avait disparu ? Ben non et c’est ça qu’est drôle : il était toujours là mais on m’en a volé un morceau si bien que ça ne fait plus le tour. Tu le crois ? Il faut être jobard pour venir barboter une chose pareille ! Et il avait l’air tellement indigné que j’y ai plus tenu. — Le plus jobastre, c’est encore toi, mon pauvre Paul ! Comme si quelqu’un allait monter jusqu’ici pour chaparder un bout de chiffon. C’est moi qui me suis mouchée dans ton pagne ! Alors il a fini par rire aussi. Par exemple ! qu’il répétait, par exemple ! » Si les kakis ne commençaient pas à virer à l’orange on ne croirait jamais que l’automne sera bientôt là. Et même quand il sera arrivé, la nature ne va hiberner comme ailleurs, au nord : les néfliers vont fleurir, les longues feuilles souples des freesia et celles des narcisses, rigides comme des lames de canifs, vont sortir de terre et offrir leur vert tout propre, les grenades vont mûrir et se fendre jusqu’en décembre et, après, il n’y aura plus longtemps à attendre pour la symphonie en blanc et jaune des amandiers et des mimosas. Comment cette colline pourrait-elle changer ? Elle a tort de s’inquiéter ! Un souvenir fulgurant la lance soudain, comme une crampe ou un abcès dentaire. Dans les dernières années, quand elles s’affrontaient, c’était justement parce qu’Honor se refusait à changer quelque chose, la moindre chose, au cabanon ; parce que c’était son frère qui l’avait fait ou que les matériaux d’aujourd’hui ne duraient plus comme avant. Et elle de s’insurger : mais si tu ne fais pas installer un tant soit peu de confort, si tu ne fais pas réparer ce qui a besoin de l’être, tu auras de plus en plus de mal à y vivre seule, même en été, et un jour, tu ne trouveras plus qu’une ruine à la place du cabanon ! Mais Honor coupait court à ses arguments avec le même geste d’indifférence : « Baste, te fais pas de bile ma grande, le cabanon il est comme moi, il tient debout parce que c’est la mode. Des fois, je me dis que le premier des deux qui tombera entraînera l’autre et que ça sera pas un mal… ». Dans ces moments-là, il lui arrivait de penser qu’Honor était finalement devenue une vieille désagréable, à partir de 95 ans et des, mais très vite elle s’en voulait ou bien Honor trouvait le moyen de la faire changer d’avis ; c’était le plus souvent ce qui se produisait.

             Elle va s’asseoir sur la margelle du lavoir. Le fond est recouvert d’une couche de feuilles moisies, le chien saute dedans, patrouille avec allégresse dans la vase et se crotte jusqu’au ventre. Elle préfère retourner près du cyprès : « Mon frère, peuchère, il s’est escagassé dans cette campagne. Ça a l’air de rien mais il y a quand même dans les 5000m, ça fait un brave travail ; et les restanques qui te plaisent tant, il faut se les monter ! Sans compter qu’il y en a toujours une pour faire le gros ventre et, à la première saucée d’automne, patatras ! Et alors là, bonjour, si tu t’en occupes pas, c’est toute la longueur qui suit. Depuis qu’il est mort je laisse courir. Au début, je trouvais encore des vieux qui voulaient bien monter jusqu’ici et mettre un peu d’ordre, tailler les vignes, couper l’herbe, se planter trois tomates. J’ai eu un Italien pendant quelques années, il était brave et il s’y connaissait pour relever les murs. A la fin de la journée, il avait le dos à l’horizontale que tu te demandais comment il pouvait encore marcher. Lui, ce qu’il aimait, c’était les fèves, il en mettait partout, ça faisait des petits bouquets verts aux endroits le plus inattendus, c’était joli comme tout ! Mais il a fini par mourir. Et après, ça a été une succession de bras cassés, j’ai plus trouvé que des ivrognes ou des paresseux ou les deux à la fois. Oh, pour te promettre monts et merveilles, ça ils savaient faire mais pour le reste… Dans le meilleur des cas, ils faisaient semblant de travailler et, comme ils n’avaient ni talent ni courage et que c’étaient des gros zéros sans chiffre, le résultat était pas beau. Alors j’ai fini par renoncer. Et il n’y a plus eu que les plantes qui venaient d’aveni qui ont résisté. Remarque, c’est toujours les plus belles. Té, ce cyprès qui te bouche la vue, quand on est arrivés, il avait la même taille que moi. Depuis, je me suis bien tassée mais lui, il a pris une belle hauteur. On m’a même dit qu’il figurait sur certaines cartes de la marine, comme repère, tu imagines ! Eh bien figure-toi que pendant la guerre — je te parle de la dernière — avec tout ce qu’ils s’envoyaient sur la gueule qu’ensuite on ramassait des pleins paniers d’éclats et même des obus entiers comme celui qui me sert à caler la porte de la cabane quand il fait Mistral… Bref, il y a eu un incendie. Mon frère, ce couillon, il a pris une hache et il a commencé à vouloir abattre ce cyprès. Il m’a pris une colère que c’est rien de le dire ! Probable que ça lui a fait peur de me voir dans un état pareil, alors il s’est arrêté et l’incendie aussi, un peu plus bas. Moi, je crois que les arbres, c’est comme les humains, il y en a qui sont plus généreux que d’autres et je parle même pas des arbres fruitiers. Prends l’olivier, par exemple, il fait bonne mine à tout : aux figuiers qui poussent entre leurs racines, aux portées de hérissons qui émergent un jour un roulant comme des bogues de châtaignes, aux freesia qui fleurissent dans les creux de leurs branches et, le plus beau, c’est qu’ils ont l’air content ; les freesia, ça leur fait de la couleur, ça les rend moins… solennels ; parce qu’entre nous soit dit, ils en entendent des vertes et des pas mures sur leur feuillage qui… et leur bois que… et leur longévité… Ils doivent en avoir leur claque des fois. Pour en revenir au cyprès, il nous en a pas voulu de l’égratignure qu’on lui avait faite. Bon, je dis pas, il est noir de poil et d’allure austère mais quand je monte au cabanon, je le vois bien avant d’arriver au portail et c’est comme s’il m’encourageait pour le dernier raidillon et tu sais comme il est dur ! Alors, cet arbre, il me plait. »

            Elle aussi s’était prise d’amitié pour le grand cyprès au point qu’il lui avait fourni la matière de son premier vrai cauchemar, un qu’elle n’avait pas oublié. C’était l’une des premières fois où elle était restée dormir au cabanon et, au milieu de la nuit, elle avait vu l’arbre coupé net et elle s’était réveillée en hoquetant. Elle avait continué à sangloter et, dans la lumière blanche du clair de lune qui baignait le grenier, à voir l’arbre fuselé coupé net et debout à côté de la souche. Aujourd’hui elle se dit que finalement ce n’était pas du tout un cauchemar : il est toujours là, toujours droit et fort, et elle non plus n’a pas dit son dernier mot ! (à suivre)

C. Musard